Je dois reconnaître qu’au début j’avais une représentation un peu romantique de la lectio dans les monastères. Une des choses qui m’ont attiré lorsque j’ai pris contact avec le monde monastique en tant qu’étudiant, c’était, à mes yeux, cette culture particulière de la lecture.

Bien sûr, je n’y connaissais pas grand-chose, mais je m’étais fait une image idéale de la lecture dans les monastères à partir de certaines images comme celles d’un scriptorium du Moyenâge, de photos de moines occupés à lire, et d’indications stéréotypées dans la littérature. Dans les longues journées du monastère, avec leurs horaires stricts de travail et de prière, de silence et de rencontres, les moines pouvaient développer une manière de lire bien personnelle : n’en avaient-ils pas le temps et le calme ? Ils devaient aussi avoir souvent accès à d’impressionnantes collections de livres, car malgré la sobriété d’une vie monacale, les textes disponibles devaient être abondants. Et ce qui m’apparaissait très stimulant : les moines ne lisaient pas seuls mais en communauté. Par la formation reçue dans leurs jeunes années, par les échanges domestiques quotidiens, par l’écoute toujours attentive de confrères assidus à la lecture, leur lecture continuait à se développer. Et c’était important : car c’était surtout par la lecture qu’une vie monastique se nourrissait, s’approfondissait, se vérifiait. La lecture devait être pour les moines un aspect inséparable de leur vocation, un accomplissement vital, pourrait-on dire. Et peut-être la lecture n’était-elle pas la seule passion totalement vécue au monastère, comme le dit le bon mot? Elle semblait être en tout cas une passion vécue de manière unique.

Une patiente conquête

Mais les histoires et les textes provenant des traditions monastiques anciennes regorgent aussi d’anecdotes qui témoignent clairement du fait
que, pour les premières générations de frères et de soeurs, la lecture spirituelle était un combat. Très difficile à mener à bon fin. Une lecture équilibrée et honnête est le fruit, nullement évident, d’une patiente conquête.

Ce qui frappe dans beaucoup d’apophtegmes des Pères, de Règles et de traités des premiers siècles monastiques c’est la recommandation : lisez l’Ecriture avec prudence, esprit critique et, surtout, ne lisez pas trop et restez modestes dans vos commentaires. Je citerai quelques exemples tirés de contextes monastiques différents mais datant presque tous des IVe-VIe siècles,12 et donc les données d’expérience contenues dans et derrière la Règle de St Benoît. La Règle même, d’ailleurs, ne cesse de marteler : l’attitude requise devant les Ecritures c’est le respect et l’humilité, faute de quoi le texte ne livre pas son sens et le lecteur se trompe facilement.

C’est l’usage et non la lecture qui rend sage

Dans les apophtegmes nous avons quantité de récits au sujet de frères et de soeurs qui font un usage erroné et borné de l’Ecriture et qui doivent en payer le prix : soit qu’ils soient sévèrement repris par un ancien soit qu’ils en soient personnellement pénalisés. On ne cesse de dénoncer les commentaires scripturaires légers ou téméraires. Le moine peut être victime de son manque de connaissance : partout dans le monde monastique l’ignorance est montrée du doigt. Il est de la plus haute importance que les moines soient bien formés dans la lecture des Ecritures : ignorantia scripturarum ignorantia Christi est, qui ne connaît pas les Ecritures ne connaîtra pas non plus le Christ. Et ce qui vaut pour les moines en général vaut encore plus pour leurs supérieurs. Suivant la Règle de Saint Benoît, l’Abbé doit être un bon connaisseur de la loi de Dieu et de son commentaire, tant le commentaire traditionnel que les éventuelles lectures modernes. (RB 64, 9). Dans le désert retentit avec plus de vigueur encore, s’il est possible, la critique envers des frères et des soeurs qui font montre d’une connaissance exagérée de la Bible. Très vite, dans les milieux monastiques, on se méfie de l’érudition biblique.

Ce n’est pas la lecture en elle-même qui est salutaire mais l’utilisation de la connaissance qu’on y a puisée. Le sage se reconnaît à la manière dont il manie les textes, non à sa connaissance, ou encore, comme le dit l’ancien adage : usus non lectio prudentes facit, c’est l’usage et non la lecture qui rend les gens sages. Lire n’est jamais un but en soi mais seulement une
aide sur le chemin de la croissance spirituelle. Un danger bien connu, c’est l’explication arbitraire. Mais le contraire n’est pas impensable, à savoir la confiance accordée à la légère aux explications d’autrui. Selon abba Théodore il vaut mieux pour les moines ne pas se fier aux commentaires faits par les autres mais s’occuper seulement de leur propre lecture. Une prudence presque obsessionnelle conduira certains cercles du désert vers une prise de position fortement anti-intellectuelle qui déconseille pratiquement toute étude : ce genre d’exagération se retrouve périodiquement dans la littérature patristique. Rien que la possession de livres est suspecte, même s’il s’agit de rouleaux de la Bible. Et les Pères comme Antoine le Grand qui, suivant la tradition (légendaire), ne savent ni lire ni écrire, sont tenus en plus haute estime que les moines les plus savants qui leur ont succédé.

La science biblique est également relativisée dans la sentence d’un abba Nau : « Un moine disait : les prophètes ont écrit les livres des Ecritures, puis sont venus nos Pères qui les ont mis en pratique. Ceux qui vinrent après eux les ont appris par coeur, puis est venue la génération présente : elle les a copiés et les a placés inutilisés dans les embrasures ». Rien ne sert au moine de mémoriser ou copier la Bible s’il ne la met pas en pratique.

Comment lire ?

Les textes de la tradition monastique sont pleins d’adjectifs et d’adverbes qui caractérisent la bonne attitude : avec enthousiasme (libenter), prudence (prudenter), intelligence (sapienter), constance (constanter, incessanter), attention (solliciter), ardeur (ardenter), respect (cum honore et timore), entièrement (ex integro), en communauté (in communione) et surtout avec la ferme volonté de mettre cette lecture en pratique (efficaciter comple). Il s’agit d’un petit décalogue pour la lecture spirituelle, à la portée de chacun.

Quelques extraits d’une conférence sur l’art de lire dans la tradition monastique, ‘Les moines, comment lisent-ils? Les laïcs, que peuvent-ils en retirer?’ in : B. Poupard & J. Kahn (Eds.), Lire et prier les écritures. La tradition monastique de la lectio divina (Bruxelles, Lumen Vitae 2010)

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