Comme chacun sait, Luther, grâce à ses 95 thèses, a déclenché une Réforme de l’Église qui a été au-delà de ses espérances. Qui, par contre, peut soupçonner qu’il fut aussi à la base d’une Réforme de la musique religieuse aussi radicale que celle de l’Église même?

L’alouette de Wittenberg

Martin Luther (1483-1546) était un excellent chanteur, un flûtiste et un luthiste de bon niveau. Il avait une très belle, mais peu puissante, voix de ténor et, pour cette raison, il reçut le surnom  «l’alouette de Wittenberg». Il aimait pratiquer la musique avec ses amis et a commencé jeune:  en tant qu’étudiant, c’est en chantant qu’il payait son logement et ses repas. Il a aussi composé des chants qui devinrent très populaires. En ce temps-là, le chant était un instrument puissant de propagande politique ou religieuse, facile à composer et à diffuser. Il pouvait être utilisé partout et permettait de rassembler et de mobiliser les foules. Ainsi les hymnes religieux de Luther se répandirent rapidement à travers l’Europe. Le plus connu d’entre eux, Ein feste Burg ist unser Gott (un “chant de résistance” inspiré par le psaume 46) a été chanté sur les champs de bataille, dans les prisons ainsi que lors d’exécutions publiques de martyrs protestants, mais aussi dans les foyers et dans les églises. Verley uns Frieden peut être considéré comme une prière en temps de guerre, ou bien comme un appel à l’obéissance civile envers ceux qui prenaient prétexte de la Réforme pour mettre en avant leur propre agenda politique. Même s’il est certain que Luther a composé lui-même plusieurs mélodies, il s’est aussi limité à écrire de nouveaux textes sur des mélodies existantes, ce qu’il faisait avec adresse.

Le lit de mort de Luther

Luther avait beaucoup d’amis musiciens. Un des plus fidèles fut Johann Walter (1496-1570) qui mit beaucoup de ses textes en musique. Pendant son voyage à Rome en 1510 Luther fit la connaissance de Josquin des Prez (1450-1521), maître de chapelle au Vatican, et engagea avec lui une amitié cordiale. Au moment même où ce jeune moine de 27 ans sentait grandir en lui son horreur des abus de l’Eglise romaine et commençait à développer des idées de Réforme, il s’émerveillait de l’innovante beauté de l’œuvre liturgique de ce maestro de 60 ans. Leur bonne entente se poursuivit durant de longues années, chacun appréciant l’œuvre pionnière musicale de l’un et théologique de l’autre.

L’admiration de Luther pour Josquin était telle qu’il a toujours émis le désir d’entendre sur son lit de mort Nymphes nappés, un madrigal de son ami qui combinait avec grand art un texte profane avec l’introït de la messe de requiem. Cela ne s’est pas concrétisé car Luther est décédé inopinément pendant un voyage, mais, cinq siècles plus tard, on peut encore apprécier ce madrigal en mémoire de l’amitié qui unissait ces deux grands esprits « réformateurs ».

Une théologie de la musique

Grâce à sa grande expérience de la pratique musicale, Luther a pu travailler avec l’orchestre de la cour de Frédéric III à Wittenberg. A l’opposé de Calvin qui n’avait aucune connaissance musicale, Luther a développé une vraie vision du rôle de la musique dans la célébration liturgique. Pour lui, la musique était « un des plus magnifiques dons de Dieu ». Il avait d’excellentes raisons pour donner à la musique une place importante dans sa nouvelle organisation de l’église : la musique pouvait en effet soutenir et renforcer l’effet de la Parole de Dieu. Les répétitions et les amplifications du texte chanté dans le répertoire polyphonique contribuaient grandement à une bonne compréhension et une appropriation personnelle de l’Ecriture.

L’enseignement musical devint un élément important dans toutes les écoles protestantes et dans la formation des futurs pasteurs. Un pasteur qui ne chantait pas bien, était considéré incompétent par Luther et ses disciples. La recherche d’une bonne cohésion entre chantres expérimentés et assemblée de fidèles est une des caractéristiques de la musique protestante. Celle-ci s’est ainsi rapprochée du peuple et a été pratiquée autant dans les petites églises que dans les foyers, et pas uniquement dans les somptueuses cours de l’aristocratie. Le chant des psaumes y tenait une place centrale – ainsi que l’illustre le programme de ce jour ; il se  développa en différentes traditions nationales grâce à l’emploi de la langue du peuple.

Parole de Dieu et réponse humaine

L’œuvre de Jean-Sébastien Bach est considérée d’une manière générale comme le point culminant et l’aboutissement de la musique luthérienne, car elle concrétise toutes les espérances de Luther. C’est notamment le cas des motets, tel Jesu meine Freude. La Parole de Dieu y tient une place prépondérante. Aux nombreuses citations de l’Ecriture répondent les poésies de Johann Franck, qui expriment et approfondissent la dévotion personnelle du fidèle. Cette dynamique entre la Parole de Dieu et le ressenti intime de l’Homme correspond à l’interaction entre la complexité de la polyphonie et la clarté d’écriture des chorals. Les motets de Bach illustrent le haut niveau que pouvait atteindre la pratique musicale dans certaines communautés protestantes, même si le compositeur se plaignait souvent de la médiocre qualité des musiciens qu’il avait à sa disposition. Bach aimait travailler de préférence avec des musiciens professionnels, mais devait aussi accepter les contraintes que lui imposait sa hiérarchie ainsi que les attentes plus terre à terre des fidèles. 

Semper reformanda

La Réforme de l’Eglise amorcée par Luther a-t-elle trouvé son accomplissement ultime? La fameuse devise protestante semper reformanda exprime de façon éloquente l’idée que la Réforme n’est jamais définitivement acquise, mais doit continuellement être remise sur le métier. Cette même devise semper reformanda s’applique aussi à la musique qui, de la même manière, cherche constamment à se renouveler pour être au plus près des réalités vécues par les fidèles. Luther et ses disciples ont pris à la lettre le message du psaume 95, chantez au Seigneur un cantique nouveau, et se sont prononcés pour une musique religieuse toujours en adéquation avec les exigences théologiques et artistiques du temps.

De Luther à Bach. Hymnes, psaumes et motets de la Réforme. Concert Ensemble Vocal Marignan, 2017-2018. Blegny, Liège, Verviers, Bruxelles.